Le corps humain dispose d’une tendance : il n'aime pas que la sensation de distance entre ses différentes parties augmente. En effet, pour conserver son intégrité physique, quelle que soit la situation, la gestion de l’amplitude de nos mouvements est cruciale. Et si jamais nous rencontrons une situation périlleuse, l’effet de la forte émotion ne doit pas être d'effectuer des mouvements si violents, si excessifs, que nos articulations vont être endommagées. Ainsi, lorsque nous éloignons un des éléments de notre structure corporelle des autres parties, ces dernières ont tendance à vouloir suivre cet élément afin que la distance qui sépare nos différents membres ne dépasse pas les capacités d'amplitude de nos articulations.
Il existe donc un véritable programme, un système gardien, qui opère en sous-texte de nos actions corporelles. Et c'est heureux car cela nous évite bien des blessures que nous pourrions nous infliger à nous-mêmes par des mouvements excessifs. Le revers de la médaille est que sur le long terme la présence permanente de cette inconsciente vigilance fait que nous avons tendance à nous recroqueviller, ce qui diminue notre capacité de mouvements, et pose des problèmes d'efficacité énergétique dans notre fonctionnement mécanique pour finir par mettre en danger l'intégrité de notre structure articulaire soumise en permanence à la force de pesanteur. C'est une des causes importantes de la dégradation des capacités physiques et des problèmes de santé que l’on constate fréquemment lorsqu'on avance dans l'âge. Car un corps qui peine à fonctionner normalement, au niveau mécanique, finit par en subir les conséquences au niveau physiologique.
Une façon de comprendre intuitivement le problème : prenons l'exemple d'un tremblement de terre. Choisirez-vous de vous abriter dans la tour Eiffel ou dans la tour de Pise ? C'est bien entendu dans la tour Eiffel que vous serez le plus en sécurité car sa structure parfaitement verticale lui garantit une plus grande efficacité pour se maintenir en intégrité dans le mouvement du séisme.
Ainsi, si notre corps n’aime pas voir la distance entre ses différentes parties s’éloigner, il va, lorsque nous étendons les bras pour agir sur le monde, avoir l’habitude de se pencher un petit peu vers l'avant. Petit à petit, notre colonne vertébrale sera entraînée vers plus de difficultés pour conserver sa position verticale, de la même manière que notre tour de Pise de l’exemple.
Plus nous pouvons appuyer nos mouvements sur une grande surface, plus notre efficacité énergétique augmente. Les automatismes qui nous protègent en incitant notre amplitude à se limiter constituent donc un véritable frein à main constamment serré tandis que nous faisons avancer le véhicule que constitue notre corps sur l'autoroute de notre vie. Rouler constamment avec ce frein à main serré nous fera gaspiller énormément d'énergie et mettra sur le long terme à rude épreuve notre santé.
Pour rester tour Eiffel le plus longtemps possible, la pratique du Taiji est un atout précieux. On pourrait presque caractériser la manière de bouger que l'on étudie dans ce système martial comme une manière de modifier le programme corporel qui gère la distance entre les différents points de notre corps pendant les mouvements.
Cette action se situe à de très nombreux niveaux, mais les points les plus importants que nous pouvons souligner sont l'ouverture des épaules et l'ouverture de ce que les Chinois appellent les Kwas, c'est-à-dire la jonction de la cuisse et du buste (pour nous : l'aine).
En effet, du fait de la grande mobilité des nombreuses articulations du corps, les épaules et les kwa ont tendance à moins fonctionner en ouverture lors de nos mouvements, et si elles se ferment régulièrement (par exemple lorsque nous nous asseyons en ce qui concerne les Kwa), les mouvements d'ouverture sont plus rares. Le corps, pour effectuer ses différentes tâches, dispose de nombreuses articulations très mobiles (ne serait-ce que la colonne vertébrale). Il trouve donc aisément la ressource nécessaire à ses objectifs en conjuguant la flexibilité de la colonne avec la grande mobilité des articulations les plus éloignées, telles que le poignet, le coude et les genoux. Il agit donc le plus fréquemment sans mobiliser les articulations qui sont situées près du tronc.
Considérons les figures suivantes :
Dans la figure 1, vous pouvez constater que si la distance entre A et B et celle entre C et D n'augmente pas, la colonne se penche en avant pour agir sur l’objet. Les axes X et Y sont alors penchés et ont tendance à se refermer, la surface d'amplitude de notre mouvement diminue tandis que notre colonne vertébrale n'est plus verticale et subit désavantageusement la contrainte de la pesanteur.
Au fil du temps, la répétition de cette posture nous amènera inexorablement à nous retrouver dans la situation de faillite corporelle de la figure 3.
La figure 2 représente la modalité du Taijiquan Practical Method pour agir sur un objet. La colonne vertébrale reste verticale, A et B augmentent leur distance, ce qui permet au bras d’agir. Dans le plan horizontal, les axes XY sont respectivement verticaux et horizontaux et conservent leur ouverture, l'amplitude du mouvement est maintenue tandis que notre colonne vertébrale peut contrer la pesanteur avec beaucoup plus de facilité.
Notre tendance naturelle est de bouger comme dans la figure 1. Pratiquer régulièrement une activité physique dans le cadre de la figure 2 aura pour effet d’équilibrer cette tendance et permettra d’éviter de se retrouver à terme dans la cas de la figure 3.
Au niveau martial, bouger selon ces modalités permettra les actions tridimensionnelles nécessaires à l'intégration du principe Yin/yang dans nos mouvements. Par exemple, les mouvements de filer la soie, comme montrés dans la vidéo. Ce type de mouvement comporte de par leur nature un phénomène de compression qui autorise la production d'explosion gestuelle que l'on appelle en Chine le fajin : ici la coordination de plusieurs mouvements dans l'espace par le pratiquant de Tai chi se concentre en un seul point produisant un résultat martial impossible à atteindre par d'autres modalités.
Les mouvements en ouverture permettront également de surprendre un adversaire lors d'une confrontation en distance rapprochée, car un corps qui s'ouvre réagit complètement différemment d'un corps qui bouge. Ainsi, l'artiste martial ayant cette capacité verra à sa disposition tout un panel de stratégies dont la description sera effectuée au gré de différents articles ultérieurs, car ce sujet est extrêmement vaste.
Voilà pourquoi travailler l'ouverture de ces épaules et de ses Kwa est considéré en Chine comme un secret de santé et de capacité martiale.